Un extrait du roman La Proie du Windigo

Ellie

Je donnai un coup de pied dans le pneu de ma voiture. Bastien m’avait sorti du lit avant le lever du soleil. J’avais un seul café de bu. Et juste pour me pourrir l’existence, ma voiture avait démarré du premier coup.  

Assis derrière le volant, Bastien me jeta un regard amusé. J’entendis la clenche du capot se relâcher. Sourcils froncés, je l’ouvris et mis la baguette. Il me rejoignit et se pencha au-dessus du moteur. Dans la fraîcheur du matin, il dégageait autant de chaleur qu’une petite fournaise. Le soleil finirait par remonter la température, mais d’ici là, ma veste était trop légère. Je coinçai mes mains sous mes bras pour ne pas me blottir contre lui. Il vérifia quelques pièces avant de tâtonner la batterie, la seule partie que j’étais capable d’identifier. Puis il pointa une autre partie d’où sortaient des tuyaux. 

– As-tu touché à tes bougies d’allumage? 

– Non, pourquoi j’aurais fait ça? 

Il fronça les sourcils. 

– Les tuyaux sont propres, comme si quelqu’un les avait manipulés. 

Je frissonnai avec un mauvais pressentiment. L’arrivée de Karl m’avait empêchée de vérifier l’état de ma batterie la veille. Ce n’est peut-être qu’une coïncidence. Dans tous les cas, Bastien n’avait pas de temps à perdre avec mes théories de complot. Il fallait qu’il se concentre sur la protection de la jeune mage. Je retirai la baguette et lâchai le capot. Il recula juste à temps pour éviter d’être guillotiné.  

– Je vais prendre un rendez-vous au garage pour faire vérifier tout ça, dis-je. 

– Ellie, je n’aime pas ça. Tu es peut-être en danger. Avec tous les surnaturels en ville, ce n’est pas le temps de prendre ce genre d’incident à la légère. 

Ses pensées avaient pris la même direction que les miennes. Je ne savais pas si je devais être soulagée ou inquiète. Je secouai la tête. 

– Si c’est un coup monté, c’est probablement quelqu’un qui veut t’empêcher de te rendre à ton affectation. Tu ferais mieux d’appeler le duc Nikolaj pour t’assurer que sa fille est en sécurité. 

Bastien pinça les lèvres et croisa les bras. 

– Je ne peux pas appeler directement. Je suis censé me faire passer pour le palefrenier qui travaille à l’écurie d’à côté. 

Je souris à cette idée.  

– C’est digne d’un film. C’est sûr qu’elle va avoir le béguin pour toi. 

Il eut un soupir excédé.  

– L’important, c’est qu’elle arrête de faire faux bond à son équipe de sécurité. Au rythme où vont les choses, elle va faire mourir son père avant qu’on n’arrive à signer le traité. 

– Demande à Bryan d’appeler.  

Il acquiesça et son regard survola le stationnement. L’endroit était vide à l’exception d’un agent de sécurité qui nous surveillait depuis sa voiture de service. La zone avait été fermée la veille en prévision de l’avant-match. Avec un regard sévère, l’agent nous avait avertis que nous devions libérer l’endroit rapidement. J’avais échappé de quelques minutes à un remorquage à mes frais. 

– Je n’aime pas l’idée de te laisser seule. 

Je retins un roulement d’yeux. Les Faoladh avaient la fâcheuse habitude de considérer mon humanité comme une faiblesse. Mais c’était à force de passer du temps avec eux que j’étais exposée au danger. Cette pensée me trottait dans la tête depuis plusieurs semaines, depuis le début des préparatifs pour la table des discussions. Je servis un sourire confiant à Bastien. 

– Je te promets d’être prudente et de ne pas causer d’ennuis. J’appellerai Bridget en cas de doute. 

Il acquiesça et me serra dans ses bras. Je le remerciai de m’avoir reconduit jusqu’à ma voiture et lui souhaitai bonne chance pour les jours à venir. Il me répondit d’une grimace amusée avant de sauter dans sa voiture et de quitter le stationnement. Je le suivis dans ma Golf sous le regard sévère de l’agent de sécurité et contournai l’équipe qui s’affairait à monter un énorme chapiteau pour me rendre au pavillon voisin. 

– C’est là que tu te caches, s’exclama Geneviève quelques heures plus tard. 

Je relevai la tête de mon cahier à dessin et clignai des yeux. Geneviève pencha la tête pour observer ma feuille. Elle inclina la tête et vint se placer derrière mon épaule pour avoir une meilleure vue.  

Après avoir quitté le stationnement, je m’étais trouvé un fauteuil dans le hall du premier étage du pavillon Charles-De Koninck. La lumière y entrait à pleine fenêtre et la vue donnait sur le toit vert de l’atrium. Une canne et ses petits étaient visibles entre les longues tiges des graminées. Je déposai mon crayon et étirai mes mains devant moi. 

– C’est… intéressant, dit Geneviève. 

Je relevai le nez et arquai un sourcil moqueur. Elle haussa les épaules avec un sourire d’excuse. Ce n’était pas un secret qu’elle ne comprenait pas mes dessins. Son regard fit le tour du hall. 

– C’est une trop belle journée pour dessiner des trucs menaçants. 

Je me penchai sur mon cahier. La forêt s’étendait sur toute la page, les troncs des arbres décharnés s’alignaient tels des gardiens silencieux. Dans l’obscurité, on devinait une forme monstrueuse. Je n’avais pas pu me résoudre à lui donner une forme plus précise. L’inspiration viendrait peut-être plus tard. Je refermai le cahier avec douceur pour préserver les pages et le rangeai dans mon sac. 

Geneviève me fit signe et je la suivis dehors. Une brise fraîche me souleva les cheveux. Je tournai mon visage vers le soleil et fermai les yeux pour en apprécier la chaleur. Geneviève cria mon nom et je pressai le pas pour la rejoindre.  

Le campus s’était animé depuis mon arrivée. J’inspirai les odeurs de cuisson et de BBQ tandis que nous zigzaguions entre les groupes de partisans. Le cercueil rouge et or avec l’effigie des Carabins me fit sourire. La journée s’annonçait superbe et les partisans étaient d’humeur festive. Geneviève s’arrêta finalement devant un abri-soleil rouge. Il y trônait un énorme fumoir noir mât. Un groupe d’étudiants était regroupé autour de la tente, tous avec une bière à la main. 

– C’est Fred qui cuisine. Il nous prépare du porc effiloché. 

Sur la dizaine de personnes présentes, j’en connaissais quatre. Geneviève me présenta les autres, mais je ne parvins pas à retenir leurs noms. Je pris la bière qu’on m’offrait et écoutai la conversation d’une oreille.  

J’agitai la main lorsque je vis les filles de la loterie moitié-moitié passer avec leurs dossards rouges. Je m’avançai pour les payer plus facilement. Elles prirent mes coordonnées avec un sourire et me souhaitèrent bonne chance.  

Alors que j’empochais mes billets, j’entendis quelqu’un crier mon nom. Je me tournai juste à temps pour recevoir un ballon de football dans le ventre. Je refermai les bras par réflexe et reculai d’un pas pour amortir l’impact. Mon dos percuta une masse solide. Je me tournai, une excuse au bord des lèvres, et me retrouvai face à Karl.  

Ses lunettes fumées miroir me renvoyèrent mon expression surprise. Le coin de sa bouche se releva en une ébauche de sourire. Mon cœur manqua un battement et mes pensées s’éparpillèrent au vent. 

– Renvoie la balle, cria un des garçons derrière moi. 

Devant mon manque de réaction, Karl me la prit des mains et la leur envoya d’un geste fluide. La balle effectua un arc gracieux avant d’atterrir exactement dans les mains de celui qui m’avait interpellé. Je reportai mon attention sur Karl. Son sourire était parfaitement désarmant. Il enleva ses lunettes et les accrocha dans son col. Il portait un chandail à manches courtes vert forêt qui faisait ressortir le bleu de ses yeux. 

– Salut Ellie. As-tu réussi à trouver le problème de ta voiture? 

Je m’éclaircis la gorge, bien décidée à avoir l’air d’une universitaire articulée plutôt que d’une adolescente avec un béguin. 

– Non. Mais elle a démarré sans problème ce matin.  

Je souris devant son air surpris. 

– Ma réputation de fille débrouillarde vient d’en prendre un coup. 

Il fronça les sourcils avec sérieux. 

– Je suis prêt à témoigner en ta faveur, si ça peut t’aider. 

Je secouai la tête en riant. Mon regard se porta derrière lui. 

– Es-tu venu seul aujourd’hui? dis-je. 

Je me donnai un coup de pied mental. La question manquait carrément de subtilité. Heureusement, son attention s’était portée sur la foule plus loin. 

– Non, j’étais avec des amis. Ils sont à la scène Budweiser. Il y a un groupe de musique. Mais il y a trop de monde, alors j’ai décidé de faire le tour du stationnement. 

Son regard revint sur moi et je frissonnai devant tant d’intensité. 

– Veux-tu m’accompagner? 

Geneviève arriva à mes côtés, juste comme j’ouvrais la bouche pour répondre. 

– Il me semble qu’on se connaît, lui dit-elle. 

Karl lui tendit une main et se présenta. Geneviève pinça les lèvres et fit semblant de réfléchir. Elle agita un doigt vers lui. 

– Je suis presque sûr qu’on s’est déjà croisé dans les corridors. 

Elle m’envoya un coup de coude. 

– On a un cours dans un local juste à côté du sien. 

Le regard de Karl alterna entre nous. Je haussai les épaules avec un air innocent. 

– C’est possible, dis-je. 

– Je ne savais pas que vous vous connaissiez, continua-t-elle. 

J’inspirai pour garder mon calme. Elle allait me le payer. Karl vint à mon secours. 

– On s’est croisé hier et on a discuté. 

– Et vous êtes ici tous les deux aujourd’hui. Quelle coïncidence. Veux-tu rester prendre une bière? 

Karl me sourit. 

– Peut-être plus tard. J’ai proposé à Ellie de faire le tour des kiosques. 

– Bonne idée. À tantôt! 

Elle salua Karl avec sa bière d’une main et me fit signe d’y aller de l’autre. Tournant le dos à Karl, j’ouvris de grands yeux en guise de remontrance. Sa subtilité avait besoin de travail. Elle se contenta de me faire un sourire satisfait. C’était sans espoir. Je fis face à Karl et tendis une main vers l’allée. 

– Allons-y. 

Son sourire déclencha un envol de papillons dans mon ventre. Je le suivis entre les allées de kiosques. Son épaule frôla la mienne à quelques reprises alors que nous contournions d’autres marcheurs. Il dégageait autant de chaleur qu’un Faoladh.  

Entre la brise fraîche et lui, la chair de poule recouvrait mes bras. Je m’efforçai de n’y voir rien de plus qu’un accident fortuit. Jusqu’à ce qu’il mette carrément ses mains sur ma taille pour contourner un groupe qui jouait à lancer la rondelle. Un frisson d’anticipation me remonta la colonne. 

Mon cellulaire vibra dans ma poche et me ramena au présent. Je le sortis et vis un message texte de Bryan. 

« T’es où? » 

Mes mâchoires se crispèrent et je retins un soupir d’exaspération. Karl haussa les sourcils, visiblement intrigué par mon changement d’attitude. 

– Désolé, marmonnai-je. 

Je me dépêchai de taper une réponse banale. Si je répondais d’une seule lettre, il enverrait quelqu’un. Pendant ma jeunesse, ces vérifications aléatoires m’avaient semblé normales. Jusqu’à ce que je réalise que les parents de mes amis ne le faisaient pas. Et que j’étais la seule personne dans la meute à devoir les subir. Christian avait instauré cette procédure pour ma sécurité, mais j’avais souvent l’impression que c’était une sorte de rappel. Au cas où j’aurais oublié que je n’étais pas libre de mes mouvements.  

Je remis mon cellulaire dans ma poche et offris un sourire forcé à Karl. Il me pointa un groupe qui avait poussé l’audace jusqu’à apporter un vieux sofa. Je laissai mes frustrations derrière moi et lui montrai un grill en forme de ballon de football. Au kiosque d’une chaîne de restauration, il nous prit deux smoothies.  

– Alors, que fait une étudiante en anthropologie dans ses temps libres? 

Je haussai les épaules. 

– Rien de bien spécial. Geneviève m’oblige à faire des cours de kickboxing. Le reste du temps, c’est les études. Comme mes parents paient mes frais de scolarité, j’ai intérêt à réussir mes cours. 

Il acquiesça. 

– Tu pourrais travailler au centre de soutien aux étudiants. 

Je secouai la tête. 

– Je fais partie de la catégorie d’étudiants qui demandent de l’aide plutôt qu’à ceux qui l’offrent. Et toi, que fais-tu dans tes temps libres? 

– Je donne un coup de main pour les cours d’escalade pour les jeunes au PEPS. Ça occupe la plupart de mes samedis. 

Je haussai un sourcil. 

– Karl, athlète et philanthrope. 

Il m’offrit un sourire dérisoire. 

– Si quelqu’un te pose la question, dis-lui que je le fais seulement pour avoir un rabais sur mon abonnement à la salle de sport. 

J’éclatai de rire. Comme membre du Rouge et Or, il n’avait pas d’abonnement à payer. Il haussa les épaules et mit les mains dans ses poches. 

– Je trouve que c’est important pour les jeunes. À leur âge, le sport m’a évité de m’attirer bien des problèmes. 

J’acquiesçai au souvenir de Bridget qui m’annonçait qu’elle m’avait inscrite à toutes les activités parascolaires inimaginables. C’était à la suite d’une série d’excursions non approuvées dans la forêt. Mes tuteurs avaient parlé de fugue, alors que je trouvais le mot randonnée plus approprié.  

Avec du recul, le comportement avait été autodestructeur. J’essayais inconsciemment de me mettre en danger en partant seule et loin. Les activités m’avaient permis de me changer les idées, puis de prendre goût au sport d’équipe et à la discipline requise par l’entraînement. 

Notre circuit nous ramena finalement à la tente de notre groupe. À notre arrivée, le cercle s’agrandit pour nous inclure. Karl se présenta à ses plus proches voisins avec une poignée de main. Je l’observai, silencieuse. Sa façon de prendre en charge ses interactions avec les autres me rappelait Christian. Il n’y avait aucun doute dans mon esprit à savoir que Karl était du genre à savoir ce qu’il voulait et être prêt à tout faire pour l’obtenir. 

Fred lui tendit une bière et s’ensuivit une discussion sur le football et la partie à venir. Les garçons débattaient au sujet d’une stratégie et je peinais à suivre, mes connaissances du football beaucoup trop génériques pour ce degré de détails. Thomas secouait la tête d’un air buté et Fred agita une main, exaspéré. 

– Je vais te faire un dessin. Est-ce que quelqu’un a un bout de papier? 

Geneviève me pointa du menton. 

– Ellie en a sûrement. 

Karl tendit la main et je lui donnai ma bière. J’ouvris mon sac tandis que Thomas continuait d’argumenter. Je tirai sur mon cartable et mon cahier à dessin suivi. Je le mis de côté, préférant leur donner une feuille lignée, plutôt qu’une des pages du cahier. Fred attrapa le crayon que je lui tendais avec un remerciement distrait.  

Geneviève et les autres se penchèrent au-dessus de la table pour regarder le tracé de Fred. Karl pointa mon cahier à dessin. 

– Est-ce que je peux? 

J’eus une seconde d’hésitation, avant de le lui tendre. Ce n’était pas une question de fausse modestie ou parce que je voulais garder mes dessins secrets. Mais j’avais souvent eu des réactions négatives. J’étais bien au fait que mes dessins ne plaisaient pas à tous. 

Karl tourna la première page et haussa les sourcils de surprise. Je repris ma bière qu’il avait déposée sur la table à ses côtés. Je bus une gorgée pour éviter de lui arracher mon carnet des mains. Il s’attarda sur chaque dessin avant de passer au suivant.  

Il hocha la tête d’un air appréciateur devant un de ceux que j’avais faits la semaine passée. Une femme était agenouillée nue, les mains sur la poitrine parcheminée comme de la glaise au soleil. Son dos était pulvérisé depuis l’intérieur et les fragments se transformaient en oiseaux dont l’envol s’étendait jusqu’au coin supérieur de la page. Karl cligna des yeux à plusieurs reprises. 

– C’est… 

– Étrange? Perturbant? 

Il secoua la tête, les yeux toujours rivés sur mon dessin. 

– Intense. C’est tellement vrai, je peux sentir la douleur. 

Je haussai les sourcils. C’était bien la première fois que quelqu’un mettait le doigt précisément sur l’émotion que j’avais essayé de communiquer. Il tourna la page et s’arrêta sur le dessin de la veille. Il hocha la tête silencieusement.  

J’aurais voulu savoir ce qu’il en pensait, mais j’avais la gorge si serrée, j’étais incapable de parler. Il arriva finalement sur le dessin de ce matin et inspira profondément, comme pris au dépourvu. Son regard trouva le mien. J’étais incapable d’y déchiffrer ce qu’il ressentait, mais il avait l’air troublé. Je tendis la main vers mon cahier. Il le referma avec attention et me le remit sans rien dire. 

Geneviève s’approcha, brisant la tension. Elle me remit mon billet, puis en tendit un à Karl. 

– On a eu une annulation. C’est celui à côté d’Ellie. Ça serait dommage de le gaspiller. 

Karl haussa un sourcil et prit le billet. 

– C’est une offre difficile à refuser. 

J’ouvris la glacière et me pris une autre bière. J’allais en avoir besoin. 

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